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La spécificité des récits : entre renouvellement de l'accès aux vérités et jeu de conscience

Quand les ressources d'une seule page de l'Anatomie du scénario de John Truby nous permettraient de rehausser de 50% le niveau du cinéma français, mon cœur balance entre mauvaise foi, mauvais goût ou absence de bon sens.

Sans conteste, il y a dans le fonctionnement de la production des films une aberration grossière qui repose sur le fait que l'on confie le plus généralement le développement des créations à des spéculateurs ignorants de la substance infiniment fragile qu'ils manipulent. C'est comme confier les choix décoratifs de sa future habitation à son banquier au moment où l'on contracte le crédit en supposant que son accord soit assujetti aux dites décisions esthétiques. Le problème ce n'est pas le banquier et la nature de son activité, c'est la compétence qui peut devenir incompétence dès lors qu'elle n'est pas sollicitée dans le bon cadre d'exercice. Bien que j'étire volontairement le trait, ma considération reste cependant lucide. La situation est malheureusement bien plus complexe car le cinéma a aussi besoin de ses financiers pour perdurer. On peut tout de même s'accorder sur le fait qu'un producteur n'est pas un créateur, que les essences respectives doivent être reconnues et respectées.

À l'instar d'un traquenard, entre promesse d'apparence et désenchantement du terrain, l'artiste risque d'y perdre ses plumes. Ce serait comme pactiser avec le diable en espérant réussir à changer sa nature par l'émotion que l'on pourrait provoquer chez lui. C'est pourtant bien lui qui change la vôtre, insidieusement, alors que vous pensez lui résister. Ce cas de figure est typique. Un auteur se retrouve à écrire pour Demain nous appartient alors qu'il rêvait d'écrire un scénario à l'intrigue honorable avec comme ambition bien gardée — celle qui l'anime depuis ses douze ans — d'avoir un twist aussi puissant que celui d'Usual Suspect. Avouons-le, c'est clairement la double peine : être privé de son idéal et contribuer à la médiocrité qui renforce cette machine infernale.


Alors que la quête du sensationnel devient un fonds de commerce racoleur au sein de l'industrie, on devine dans le même temps un certain mépris envers la spécificité des récits. S'assurant désormais avec beaucoup de prudence de ne pas heurter les sensibilités et de ne pas brusquer le monde en instituant toujours plus de normes narratives, les nouveaux producteurs s'acharnent à étirer les traits dans tous les sens pour provoquer l'effet d'une œuvre. Et à chaque fois, un sentiment de déjà-vu persiste et crève l'expérience du spectateur. Peut-être que l'enjeu ne réside pas dans le premier degré de l'histoire ni seulement dans l'écho de sa figuration en tant que forme originale mais plutôt dans ce qu'il y a derrière, en-dessous ou bien à côté, dans les couches fragiles de l'œuvre qui traitent de ces choses du monde auxquelles l'humain est d'abord insensible sans l'accompagnement de l'artiste dans son rôle de magicien.


Dans une ère où « tout semble avoir déjà été fait et de la meilleure façon qui soit », le souci du spécifique devient la modalité pour repenser la culture comme flux inépuisable reposant sur des thèmes universaux jusqu'alors inlassables. Blasé par cet état de redondance, une croyance nouvelle prétend que nous aurions brassé et ainsi rincé tout ce qu'il y a comme expérience humaine. Ce n'est pourtant que sous-estimer les ressorts de notre humanité autant que surestimer la pertinence de nos vécus et de la réflexion que nous sommes à même de leur porter. De plus, il y a également un facteur d'évolution de l'espèce et de la civilisation que l'art s'efforce de suivre, de témoigner, d'immortaliser. Qui oserait prétendre à une stagnation ? Qui oserait dire qu'il n'y a plus rien à dire ?

Dans une peur de l'oubli, les œuvres sont aussi des actes de mémoire destiné à cristalliser ce qui retient l'attention ou préoccupe une époque. Ces époques qui s'écrasent les unes après les autres par égo et pour faire valoir une nouvelle raison. Seuls quelques courageux sont intéressés de relever ce qui est négligé ou inaperçu. Ce qui est spécifique devient donc la mise en lumière de ce qui est propre mais aussi impropre à une époque selon le référentiel ou une tendance. Celui qui crée les modes, parfois malgré lui, doit être tout aussi capable de les tuer, cette fois délibérément.


Il faut dorénavant retrouver cette précieuse habilité, celle de savoir raconter les mêmes histoires, toujours différemment, siècle après siècle. Pour preuve, les structures, les archétypes et les symboles n'ont jamais faibli car nous serions disposés à recueillir les enseignements ainsi, le tout dans une subtile communication monde-esprit vecteur de sens.

Ce qui a été dit autrefois, pour une autre civilisation ou une autre ère, répondait à d'autres dispositions et niveaux de conscience. L'art permet aussi d'actualiser les moyens de compréhension et réitère l'accès aux vérités tombées en désuétude. La spécificité, c'est aussi de créer des récits avec une forme d'actualisation qui n'est pas l'actualité de la société pour la satisfaire et la conforter mais bien celle de présenter le monde de déjà-demain qui s'émancipe de son auto-suffisance et que l'individu civilisé ignore encore. L'actualité est quelque chose de figé tandis que l'actualisation est déjà une action en plein mouvement.


Une partie du génie de l'auteur, c'est d'avoir un point de vue et de savoir le renouveler, le mettre en perspective mais surtout en décalage avec la société et son époque, justement pour réussir à atteindre le monde, celui qui est toujours le présupposé le plus ancien et donc le plus dissimulé. Ce décalage n'est qu'un rapport à la norme qui s'instaure naturellement dans la structure sociale pour canaliser les conflits, c'est justement cette aptitude qui forme le marginal et souvent le visionnaire. La spécificité, c'est donc aussi savoir creuser la marge et la différence pour sortir le public de son confort et permettre un saisissement ou un dévoilement. C'est particulièrement sur ce point que la stratégie prédictive de l'industrie moderne échoue en cherchant des systèmes applicables et en renforçant solidement des cases à remplir en contenu. Si les œuvres ne peuvent plus ébranler les humains dans leur état d'être-au-monde, c'est la civilisation qui stagne en retour, qui s'embourbe dans sa certitude. Ce principe synergique, ce dialogue entre la civilisation et l'art, c'est ce qui permet la réflexion du collectif par l'expérience individuelle des œuvres.

Le calque de nos perceptions exige incessamment un réajustement pour réussir à saisir le réel. C'est ce calque que le créateur manipule pour lui faire épouser les contours du monde et nous faire voir ce qui nous échappe. Même si les fulgurances de vérité sont brèves, elles n'en restent pas moins émouvantes.


« [...] c’est en premier l’art qui apprend à l’homme ordinaire à saisir ce à quoi il demeurait insensible. Non seulement que l’art éveille en nous des impressions que nous n’avions jamais eues auparavant ; il nous permet en plus de voir dans la multitude du vécu ce qui s’y trouvait déjà sans que nous le sachions »

Cela a déjà été dit, l'artiste est un magicien. En dehors de sa création intime et solitaire, c'est au public de le solliciter et non à lui de s'imposer. Même s'il œuvre par nécessité, son pouvoir est fragile car les convictions sont des outils difficiles à entretenir sans le désir et l'évidence d'un besoin extérieur. Le réclamer sans sa dimension d'initiateur, c'est déjà altérer son essence.

À l'image de sa nature décalée et en marge de la société, la forme la plus exacerbée de l'artiste imite le statut du bouc émissaire, bien qu'elle-même sublimée. Position devenue terrifiante pour le créateur diminué de sa force de conviction, il est aujourd'hui incapable d'assumer cette posture. Il y a une rupture entre l'artiste et le public, cette attente de marginalité et de point de vue en décalage ne font plus sens tant la culture doit désormais véhiculer la conformité que la société attend.


En résumé, la spécificité touche au point de vue singulier autant qu'au traitement qui cherche à provoquer l'effet d'une révélation au spectateur. C'est ce renouveau qui nous permet d'être sensibles à ce dont nous étions insensibles, qui permet d'adapter une idée universelle spécifiquement à son époque, qui permet de donner à un thème une portée nouvelle quand il apparaît désuet. C'est ce qui révèle le fond caché qui résiste à la prouesse de la figuration. Enfin, la spécificité, c'est ce qui offre à une histoire la légitimité d'exister encore et encore.


Ainsi, par-delà l'esthétique, l'auteur doit donner du style à sa conscience.
































Des vieux souliers peints par un fou ? « Le soulier de Van Gogh est plus réel que tout soulier et détermine la possibilité du soulier. »  George Steiner


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