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L’écran de projection : un élément proprement cinématographique à préserver

La définition du cinéma : l’écran de projection comme principe fondateur


L'arrivée du cinéma a marqué le début d'une nouvelle ère. S'inscrivant dans une démarche d'avant-garde, il s'est distingué du reste de l'anthropologie artistique par son caractère radicalement innovant. Cet art ingénieux repose sur une élaboration subtile et une mécanique complexe sans nul autre pareil.

Dans ses premières manifestations, cette intuition n'avait qu'un contour flottant, une forme encore insaisissable. Pour mieux définir sa nature, cet art naissant réclamait un vrai effort de délimitation. Toutefois, une de ses particularités s'est affirmée très nettement. À l’origine de sa conception, le cinéma a été pensé comme un art projeté. C’était d’ailleurs le premier médium nécessitant ce type de procédé dans toute l'histoire de la création. Au regard de ce rapport étroit, il y a donc dans l’acte de projection une dimension primordiale, une contribution essentielle qui participe à la définition du cinéma. Ce principe fondateur est par nature imprescriptible. Quiconque voulait faire des films devait inévitablement composer avec cet aspect dont les enjeux étaient encore inconnus. Forgeant pas à pas son mode d’existence, les créateurs ont adopté ce médium comme une nouvelle forme créative dont l'écran de projection serait le moyen d'expression final. C’était ainsi que les œuvres cinématographiques prenaient vie. Dans la pénombre enveloppante se produit une expérience artistique inouïe : un faisceau de lumière projette le film sur la toile afin d’ouvrir le portail d'immersion du spectateur.


À son inauguration, la projection cinématographique était une sorte d’exploit. Ce dispositif inédit arrivait à recréer une impression de rêve éveillé jusqu’alors jamais atteinte. Imaginez-vous à l’époque découvrant cette nouvelle expérience aux possibilités hors normes. Comment ne pas y voir une proposition révolutionnaire éveillant la curiosité ? Qui plus est, il n’y avait aucune autre présence d’écrans au quotidien. Ni la télévision, ni l’ordinateur, et encore moins les smartphones ou les tablettes. Ils n’ont pris place que plus tardivement dans les foyers [1]. L’écran de projection était le fait unique de la salle de cinéma. L’écran de projection rimait avec cinéma. Sont-ils réellement indéfectibles ? Le cinéma perd-il en présence ou en effet si on lui retire ce moyen de manifestation ?



Au regard de l’évolution incessante du médium depuis sa création, le spectateur n’avait qu'à se laisser porter par cette frénésie artistique. Cette époque au temps plus étiré, reposant sur une temporalité d’un autre ordre, accueillait le cinéma comme une bénédiction. Présenté comme un remède efficace pour pallier l'ennui, son aspect divertissant a suscité énormément d’engouement au point d’en faire rapidement un véritable succès commercial. Pourtant, ce sont ses potentiels enfouis qui ont suscité le plus de fascination. Plus qu’un simple divertissement populaire, le cinéma est devenu un rendez-vous avec l’existence. Chaque séance offrait une ouverture exceptionnelle sur le monde pour en révéler les dimensions cachées. Cette perspective visait son dévoilement au travers d’un processus engageant avec force tout notre être. Sur un plan expérientiel, le cinéma nous donnait accès aux ressources insondables de l’humain, de ses sensations les plus fortes à ses sentiments les plus purs. Ne serait-ce pas l’occasion de questionner ce que l’on connait déjà et d’éprouver ce que l’on ignore encore ? Cet éventail aux possibilités infinies rendait cette quête insatiable, son étendue surplombant le temps d’investissement limité d’une vie humaine. Dans cette course contre la montre, le cinéma permettait de rattraper des vécus déjà échappés, de rejoindre des alternatives de vie désormais impossibles, d’atteindre des connaissances dont l’accès nous aurait été empêché pour toujours jusqu’à se perdre à jamais. Doté d’une capacité phénoménale de renouvellement, le cinéma est comme un impossible déjà-vu, toujours prêt à rendre l’expérience unique et l’instant inimitable. Cette ambition portée par les créateurs avait déteint sur des spectateurs toujours plus exigeants en demande de récits forgeant les capacités de l’âme et les habilités de la conscience.


Ces promesses animaient les plus grandes passions cinéphiles mais comment était-il possible de les honorer ? Le cinéaste a toujours été préoccupé par une chose : réussir à produire l’immersion. Ce défi dépend d’un réseau complexe de facteurs que l’on retrouve réunis avec brio au sein d’un contexte puissant à la densité particulière. Cette salle hors du temps est son meilleur allié, la grande toile son unique vrai support. Pour cela, il a surtout besoin que ce contexte de diffusion soit une convention, une sorte de contrat implicite entre le public et lui. Durant des années, ce fut le cas. Le producteur, en collaboration avec le diffuseur, servait d’intermédiaire pour que l’œuvre soit diffusée correctement [2]. Bien qu’il arrivait que certains ajustements diffèrent entre les salles, les réalisateurs pouvaient relativement anticiper le mode de diffusion de leurs œuvres. Naturellement, il y avait des conditions systématiques et l’écran de projection était l’élément le plus indispensable. C’est seulement de cette manière que les expériences cinématographiques peuvent se penser et ainsi se réaliser.



Technique inédite, l’écran de cinéma a d’abord été un phénomène nouveau, surprenant en tout point, capable de captiver incessamment. Résistant à l’épreuve du temps, il repose toujours sur le mode de l’exception, incapable de s’intégrer à une routine. Sa vocation implicite est justement de protéger l’expérience cinématographique de toute forme de banalisation par sa nature extra-quotidienne redoutablement efficace. Élément originel, il produisait déjà un effet majestueux à sa création : ouvrir un champ immense sur le monde. Et cette immensité est à prendre au sérieux. Par essence irréductible, il en est finalement devenu substituable grâce à l'inversement des valeurs et des attentes : la pertinence et l’efficience contre le confort et l’accessibilité. La perte est de taille, réduisant l’ampleur de l’expérience autant que celle de l’écran. Les nouveaux acteurs de l'industrie ont même réussi à nous faire croire une chose sordide : l’écran de cinéma serait dispensable. À partir de quand a-t-on commencé à abandonner toute rigueur dans la diffusion des œuvres ? Peut-on parler d’une destruction des espaces de diffusion ? A-t-on privilégié le confort du consommateur au détriment de l’effort du spectateur ?


[1] Cette technique n’ayant jamais été employée, il était donc question d’un rapport naissant entre l’humain et l’écran. L’usage était à définir dans le but d’en constituer la portée, la valeur et surtout le sens. Peu à peu, le concept d’écran a pris en puissance en générant toujours plus de potentialités. Il est devenu un outil majeur dans nos vies, influençant jusqu’à notre mode d’existence et même l’ensemble de notre civilisation Mais a-t-on finalement réussi à constituer ce rapport ?

[2] À noter que toutes les œuvres enregistrées ont quelque chose de volatile avant de pouvoir devenir tangibles et efficientes au moment de leur diffusion. À la différence des œuvres strictement physiques dont la manifestation est permanente (peinture, sculpture, etc.), les œuvres enregistrées ont besoin d’un enclenchement de leur présence. En effet, ces œuvres ne sont pas présentes de manière immédiate et statique mais elle apparaissent par un déploiement préalablement contenu dans l'enregistrement. Ce sont des œuvres qui se manifestent dans un temps présent choisi tout en étant préexistantes (car ce ne sont pas des œuvres interprétées). Est-il possible de marquer une distinction entre l'œuvre manifeste - une œuvre qui apparaît en permanence sans intervention extérieure - et l'œuvre en puissance - une œuvre contenue qui se déploie suite à un enclenchement ? Pour les œuvres dites physiques, le créateur délimitent le support d’apparition et de présence de l’œuvre au moment de la création. Le cinéaste a lui aussi besoin d’établir un minimum le cadre de manifestation de son œuvre.


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