Carnet de notes : Le cinéma d’André Bazin
D’aussi loin que je me souvienne, le cinéma m'a toujours fascinée. Cela remonte à mes tout premiers visionnages d’enfance, ces expériences mémorables durant lesquelles j’avais déjà été grandement impressionnée, tellement impressionnée que je n’ai jamais réussi à détourner mon regard de cet écran. Cette fascination n’aura ensuite cessé de grandir, de nourrir mon engouement inébranlable pour les films, mais également d'attiser mon intérêt des plus fervents pour cet art que je voulais comprendre à tout prix. Lors de mes explorations de ce médium, j’ai réalisé peu à peu qu’il y avait des chemins incontournables. Par de multiples mentions, des citations presque incessantes, tout m'amenait à rejoindre la pensée du célèbre critique de la Nouvelle Vague, André Bazin. Penseur majeur, sans cesse nommé, à ce point renommé, il m’était impérativement demandé de connaître la teneur de cet apport aussi capital qu’essentiel. Voyant cette insistance qui ne laissait place à aucune hésitation, il me tardait de découvrir les ressorts de cette conception remontant aux premières théories du cinéma, ces réflexions originelles à l’essor toujours actuel tant que le cinéma continuait de nous narguer avec sa mystérieuse essence. Que pouvait-on en dire, non pas « encore », mais « pas encore », à une époque où le cinéma ne pouvait être que novateur, à peine défloré, et qu’il suscitait toutes les intrigues, en dehors de toute diégèse, mais d’abord vis-à-vis de lui-même. À cette même époque où il était encore aisé de se soucier de ce qu’est le cinéma.
Qu’est-ce que le cinéma ? Cette question d’apparence simple, bien souvent sous-estimée, nous achève intellectuellement. Elle nous coince à chaque fois dans le jeu de sa propre ambivalence. D’un côté, elle semble résister à tout discours qui chercherait à y répondre avec une once d’assurance, tandis que de l’autre, elle exige la conviction téméraire de tout penseur déterminé à s’y confronter, si bien que l'on retrouve une modestie exemplaire, une humilité intellectuelle sans précédent chez la plupart des théoriciens du cinéma, ces aventuriers sans carte, munis d’une boussole seulement intérieure, gavés d’expériences aussi riches que subjectives, déterminées, vouées, sacrifiées sur l’autel de la recherche cinématographique. Il faut s’inquiéter du cinéma, de ce qu’il est, et s’adonner à une expérience spectatorielle sans frontières, où toutes les réalités s’entremêlent ; le réel lui-même, la réalité objective de tout film, notre réalité subjective de spectateur. Dans son avant-propos, André Bazin n’y manque pas. Il s’emploie à poser cette question sans jamais prétendre vouloir y répondre : Qu’est-ce que le cinéma ? Avant toute réponse, un prétexte puissant de questionnement — sur nous-mêmes, sur le monde, sur tout ce qui est. Cette question a toujours su prouver son importance et mérite définitivement d’être posée. Et c’est le cinéma comme médium à l’essence intraitable qui connaît sa plus grande gloire, une efficience radicale à la base de tout film, en partie grâce à ce mystère, car, dans son cas précis, moins nous en savons, plus nous éprouvons.
Au regard de ce contexte périlleux, forcément intimidée par tant de difficultés, je décide de prendre toutes les précautions raisonnables avant de m’aventurer moi-même à poser cette question ontologique. Et quoi de mieux que de voguer avec quelques compagnons d’aventure avant de prendre le large par moi-même ? Tout ce qui a été écrit, résolument pensé durant des décennies, est suffisamment passionnant pour captiver mon intérêt intellectuel. Je sais d’ores et déjà qu’il ne me faudra pas prier pour que des intuitions se rejoignent. Alors que je voulais initialement entrer en dialogue avec Roland Barthes — ayant suivi passionnément son « désir ontologique » à travers ses fragments sur la photographie dans La chambre claire — il m’a semblé, très personnellement, que les réflexions de ce dernier étaient caractérisées par une certaine frénésie (n’est-ce pas le mode de réflexion barthésien qui nous enchante toujours ?), libérant des fulgurances puissantes qui étiraient brillamment les premiers principes cinématographiques d’André Bazin. Je résistais à ce rendez-vous dans la chambre claire, le repoussant seulement à plus tard, pour m’attarder un temps d’abord sur les idées inaugurales de l’ontologie bazinienne.
Munie de mon carnet de notes, ma traversée viendra glaner ici et là des idées qui retiennent mon attention. Pour éviter de formaliser ce texte en un commentaire attendu, bien trop rigide pour soutenir mon intention aventureuse, je m’appuierai sur des citations multiples, au gré de leur pertinence pour moi afin d’étirer des intuitions à moi. Pour le reste, il s’agit de penser — d’éprouver — sans jamais vouloir conclure. Telle serait l’attitude la plus adaptée face à l’essence terrible du cinéma. Mais qu’est-ce donc que le cinéma ? Un grand mystère moderne que l’on questionne, encore et encore, en se réjouissant des accès au monde qu’il entrouvre.
Pour bien introduire cette exploration, il manque encore quelques éléments simples à évoquer.
Sur le fond, notons qu’André Bazin, comme de nombreux théoriciens du cinéma, entremêle quête de l’essence du cinéma à celle de la photographie. Malgré une démarcation nécessaire et utile entre ces deux médiums, il existe cependant une porosité, une corrélation indéniable. La photographie a effectivement initié un nouveau mode de représentation dont elle est porteuse des premiers principes. Il importe donc de relever ces principes pour les appliquer spécifiquement au cinéma par la suite.
Sur la forme, mon fameux carnet de notes mettra en correspondance quatre dynamiques d’apport. Des citations d’André Bazin issues de son article Ontologie de l’image photographique (Qu’est-ce que le cinéma ? aux éditions du Cerf), un commentaire plus normé dans lequel j’explore l’idée développée, des citations d’autres auteurs que je rapproche de ses pensées et des commentaires plus libres dans lesquels j’entrouvre des réflexions propres.
Nous y voilà, nous pouvons enfin monter à bord de ce navire et rejoindre l'équipage tant dévoué à cette quête ontologique, pour qu'enfin, à notre tour, nous posions cette question mystérieuse dans l'espoir que la magie opère : Qu'est-ce que le cinéma ?
De l’embaumement aux arts plastiques : un exorcisme en faveur d’une persistance par-delà notre finitude
Dès l’ouverture de ce premier paragraphe, André Bazin nous fait remonter le temps des millénaires en arrière et nous plonge au cœur de l’Égypte antique. Il cherche à attirer notre attention sur cette pratique archaïque de la religion égyptienne : la momification. Cette technique que l'on appelle plus communément embaumement vise à préserver le corps d'un défunt du processus naturel de décomposition afin d’en sauvegarder l’âme. Avec une intention bien précise, notre auteur s’en sert pour mettre en évidence une tendance humaine que l’on retrouverait également au sein des arts plastiques. Mais avant d’entrer davantage dans le vif du sujet, voyons les termes propres de l’auteur pour évoquer cela :
« Une psychanalyse des arts plastiques pourrait considérer la pratique de l’embaumement comme un fait fondamental de leur genèse. A l'origine de la peinture et de la sculpture, elle trouverait le « complexe » de la momie. La religion égyptienne dirigée tout entière contre la mort, faisait dépendre la survie de la pérennité matérielle du corps. Elle satisfaisait par là à un besoin fondamental de la psychologie humaine : la défense contre le temps. La mort n'est que la victoire du temps. Fixer artificiellement les apparences charnelles de l'être c'est l'arracher au fleuve de la durée : l'arrimer à la vie. »
— André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? (1958) Extrait issu de l’article Ontologie de l’image photographique
En ce début de propos, André Bazin soulève une problématique proprement humaine, hautement sensible pour la conscience de tout sujet : la vulnérabilité fatale de notre condition qui induit inéluctablement notre finitude et donc notre propre mort. C’est bien plus encore la conscience, la possibilité de conscience de cette condition qui nous détermine existentiellement. Nous nous déterminons toujours, temporellement, par rapport à la conscience de notre fin sans cesse à-venir. Notre pouvoir-mourir nous cause du souci, et bien que nous puissions lutter contre l’idée d’être mortel en essayant de devenir im-mortel, nous ne pouvons devenir a-mortel. Cette condition est à prendre en charge, sans dégagement possible. Avouons-le, ce sujet énoncé de prime abord par l’auteur impose une gravité immédiate. Cette condition irrémédiable, préoccupante à l’aube de toute conscience humaine, a constitué un enjeu fondamental tout le long de l’histoire de la philosophie jusqu’à parfaire plus récemment une tradition existentielle sans précédent.
« Si je prends la mort dans ma vie, la reconnais et lui fais face droit dans les yeux, je me délivrerai moi-même de l'angoisse de la mort [...]. »
— Martin Heidegger, Être et Temps (1927) Philosophe reconnu comme l’un des penseurs majeurs de la philosophie existentielle du XXème siècle.
Et André Bazin continue à mettre les pieds dans le plat. L’explicitation de cette pratique de l’embaumement nous révèle surtout la présence d'un clivage dans la psyché humaine, un mécanisme de défense bien profond qui opère naturellement un déni ordinaire, à savoir le déni de notre propre mort. Ce déni majeur laisse apparaître ce qu’il nomme le « complexe » de la momie : le mort est embaumé dans toute sa « mortalité » (la mort est dans ce cas indéniable car seuls les morts sont embaumés) pour que, tout à fait paradoxalement, se réalise la promesse, ici par l’apparence, d’une persistance de la vie. De ce fait insoutenable (notre mort) naît le déni (la falsification du réel) jusqu’à tendre vers un oubli (la perte d’accès à la vérité). La vérité est ici masquée, son accès est rendu problématique, elle en devient donc complexifiée. Et nous serions ainsi nous-mêmes complexés par notre condition, par notre incapacité à la supporter, au point de déployer des stratagèmes collectifs subconscients œuvrant pour nous-mêmes à sa dissimulation.
Nous ne pouvons qu’insister une fois encore sur ce point. L’humain élabore depuis la nuit des temps des procédés permettant d’opérer ce déni salvateur, soulageant, reposant. L’étude de ce déni de la mort a été entrepris par de nombreux anthropologues, témoignant à quel point il est inhérent à notre espèce, à notre existence, et que ce déni ou son dépassement constitue un enjeu existentiel.
« L’idée de la mort, la peur de la mort, hante l'animal humain comme rien d'autre ; il est un ressort de l’activité humaine – activement conçu en grande partie pour éviter la fatalité de la mort, pour la surmonter en niant d'une certaine manière qu’elle est la destinée ultime de l’homme. »
— Ernest Becker, Le déni de la mort (1974)
Anthropologue, psychologue et écrivain américain.
De toute évidence, cette problématique anthropologique contient un intérêt pour André Bazin. Cette pratique de l’embaumement — propre à la culture égyptienne, mais également présente dans d’autres civilisations — permettrait à l'ensemble de la communauté de résister à la mort, ou bien plutôt de contrecarrer leur angoisse de mort. Pour comprendre cette opération, il faut songer que cette pratique présente toutes les caractéristiques d’un rituel, ce que l’anthropologie définit comme étant une pratique sociale codifiée, de caractère sacré ou symbolique, destinée à susciter l'engagement émotionnel des participants au service d'une même attente ou dans le cadre d'un culte. Et ce sur quoi nous voulons mettre l'accent ici est bel et bien l’aspect psychologique. À travers ce rituel, en considération du pouvoir qui lui est donné et du sens qui lui est attribué, il serait possible d’activer notre croyance et de projeter une espérance de réalité sur le réel. L’enjeu étant ici de projeter un au-delà possible à la fatalité de la mort.
Mais voyons un instant ce que nous dit l’étymologie du mot embaumer :
Dérivé de baume, avec le préfixe en-.
Embaumer \ɑ̃.bo.me\ transitif 1er groupe
(Funéraire) Introduire dans un cadavre des substances propres à empêcher qu’il ne se corrompe.
Et plus précisément encore l’étymologie de baume :
Baume \bom\ masculin
Substance résineuse et odorante qui coule de certains végétaux et qu’on emploie souvent en médecine.
(Sens figuré) Ce qui adoucit les peines ou dissipe les inquiétudes, les chagrins.
Au regard des définitions, le baume ou l’embaumement renvoie effectivement à un usage médical, également funéraire, mais ce remède particulier, quelque peu curieux, connaît aussi un sens figuré des plus révélateurs, à savoir dissiper les inquiétudes et les chagrins. Mais n’est-ce pas justement l’intérêt caché mais bien réel du rituel de l’embaumement visant à dissiper les inquiétudes et les chagrins autour de la mort ?
Pour mieux comprendre le sens véritable de cette pratique, nous pourrions tout d’abord considérer l’embaumement comme une forme de soin, certes, mais un soin particulièrement morbide. Il y a une insistance, un acharnement sur ces corps qui pose question. Pourquoi momifier, maintenir cette forme du vivant, mais surtout pour qui ? C’est en reconnaissant sa fonction symbolique que nous pouvons le découvrir. Cette manipulation des corps de défunts relèverait en réalité d’une logique sacrificielle, une exploitation de ces corps qui seraient, finalement, comme offerts à l’au-delà, et qui serviraient, avant toute chose, à préserver le collectif des vivants de leur angoisse. Ce qui biaise ici la notion de sacrifice, c’est que ce dernier est indirect car les morts sont déjà morts et qu’ils sont seulement sacrifiés a posteriori d’une mort première et naturelle. Ce sacrifice opportuniste profite d'une mort qui a déjà eu lieu. Mais la formule est la même : c’est toujours cet engagement dans le rite qui permet de libérer de la croyance, et même de la rendre puissante. Plus le rite est fort, plus il engage avec force le psychisme.
Alors que le rite vise de prime abord la survie du défunt, il sert finalement à la survie psychique des vivants face à leur mort à venir. Elle est une promesse d’au-delà qui leur permet de supporter psychiquement la fatalité normalement indépassable de leur propre finitude. La momie est donc ici un symbole, un support de projection pour les autres vivants, qui passe d’abord par la défense d’un sujet particulier, à travers sa volonté d’être momifié. La préservation individuelle n’est que prétexte dans ce cas. Ces morts sont sacrifiés au profit d’une représentation qui canalise angoisse et violence collectives, et une fois devenus momies, ils sont finalement sacralisés comme des stars, au sens moderne, autrement dit des figures porteuses d’éternité.
Par l’évocation de cette pratique archaïque de l’embaumement, preuve de l’existence ancienne d’une résistance organisée face à la mort, André Bazin amorce un premier rapprochement audacieux : les œuvres d’arts plastiques, préservables dans le temps, capables de maintenir une persistance du référent représenté au-delà même de son existence, permettent elles aussi d'assouvir notre besoin psychologique de contrer la réalité douloureuse de notre finitude. Elles le pourraient en permettant à l’humain de durer notablement par la persistance de l’image. Nous serions ainsi sauvés, à chaque fois, momifiés ou représentés, par la mimésis.
En parlant de momie et de corps, les enjeux de matérialité et de préservation sont ici au cœur du sujet. Que dire de la problématique, invisibilisée mais actuelle, relative à la constitution des œuvres, originellement, pour ne pas dire fondamentalement, analogique, qui aujourd’hui présentent une constitution et une nature de plus en plus numérique ? Les œuvres analogiques, par leur vulnérabilité matérielle, exigeaient naturellement un enjeu de préservation physique et donc une conscience active de leur existence, créant un rapport plus intense, plus profond mais aussi plus intime avec elles. Le numérique, alors qu’il propose une persistance simulée en dehors du régime du réel, désincarne l’enjeu de préservation, minimise la préoccupation des œuvres et donc déconcerne la conscience. Le numérique serait seulement en mesure de réaliser une persistance superficielle, une préservation partielle, dans le sens où il annihile un authentique rapport de conscience — un rapport tout court — avec ce qui doit être préservé, et cela en dépit du fait qu’il maintienne, en quelque sorte, sa persistance « quelque part » dans sa mondanité artificielle.
Suivant l’approche d’André Bazin, le numérique arrive-t-il encore à produire le processus de préservation tant attendu pour juguler notre angoisse de la mort ? La prolifération excessive d’images au quotidien ne révèle-t-elle pas l’incapacité du numérique à produire un « sentiment d’immortalité » efficace ? Cette production presque hystérisée exprime un besoin de compenser, de remplir un vide compulsivement. Cette inefficacité pourrait s'expliquer par l’augmentation de l’accessibilité à la production d’image (la démocratisation a toujours un effet désacralisant qui nous engage moins) et par la perte de matérialité (le processus de préservation convainc ici plus faiblement) ? Avec le numérique, il faudrait donc produire, à outrance, pour répéter l'effet de comblement à défaut d’être comblé efficacement par le processus plus engageant d’une œuvre matérielle.
Faut-il comprendre que cet enjeu de préservation recherché dans ce processus psychologique ne peut se dispenser de l'enjeu de préservation des œuvres elles-mêmes, enjeu qui se doit d’être actif et efficient (en préoccupant et en impliquant réellement le collectif), et que possiblement la numérisation de l’art n’est pas en mesure de le supporter ? Si les œuvres n’ont plus à être préservées (ne subissant plus d’altérations physiques), que le collectif n’a plus à s’en préoccuper, elles n'auraient plus le pouvoir de servir de support de projection à la préservation de nous-mêmes ?
C’est ainsi qu’André Bazin aborde la question des arts plastiques, de leur appréhension à leur conception. Une œuvre plastique — qui était jusqu’à récemment toujours matérielle, et donc vulnérable face aux effets du réel et à l’incidence du temps — induisait naturellement, dans son principe propre d’existence, une logique de préservation. Sur un plan psychanalytique, symbolique donc, elle offrait concrètement un processus de préservation à travers lequel l’humain y projetait la possibilité de sa propre préservation.
À noter qu’à l’époque du texte d’André Bazin, la question de la plasticité des œuvres induisait naturellement, sans équivoque, un enjeu matériel (sculpter la forme c’était toujours et déjà la sculpter dans sa réalité matérielle) mais le numérique virtualisant trouble désormais l’usage des termes, même rétrospectivement. C’est parce que cette dichotomie analogique et numérique n’existait pas que la question plastique était donc sans ambiguïté, qu’elle était forcément matérielle. Nous pouvons ainsi supposer que l’usage du terme « plastique » chez André Bazin induit d’emblée un enjeu physique, matériel et réel, et qu’il pense aussitôt chair et incarnation — qui plus est lorsque nous en revenons à son analogie de la momie qui rappelle foncièrement la présence d’un corps. Qui aurait pu anticiper à cette époque une telle extermination des corps, l’évaporation de toute corporéité ?
Rappelons brièvement que le problème du numérique n’est pas qu’il ne donne pas de forme, car il en donne, mais simplement qu’il s’émancipe de toute matérialité caractéristique et propre (comment parler concrètement de cette a-matérialité ? Serait-ce d’abord une matérialité d’interface ? Une interface matérielle dotée d’une essence virtualisante qui élabore des formes ?), qu’il a tendance à simuler des réalités matérielles préexistantes (par une exploitation souvent frauduleuse des autres arts au détriment de la réalité de leur essence), et qu’il constitue un mode d’être invulnérable qui biaise la notion de corps, de corps primordial ou local, et altérant aussi la possibilité d'« être-au-monde » (sa mondanité artificielle constitue l’œuvre et la retient captive en son sein). Finalement, nous pourrions dire que le numérique émancipe la forme qu’il produit d’une matérialité pourtant constitutive de processus fondamentaux dans l’art. Rappelons furtivement les thématiques suivantes, majeures et essentielles par rapport à l’ontologie des œuvres d'art, que sont leur présence, leur affectation, leur altération, leur existence et le souci existentiel qui en émane, l’émotion qu’elles suscitent, leur singularité qui se forme, dans le temps, à travers l’aléa produit par le réel, etc. Il serait donc plus pertinent d'en conclure que c’est le processus artistique lui-même (et non l’enjeu plastique) qui réclame, par besoin et nécessité, un support matériel libérant des possibilités puissantes d’existence et donc d’expression.
Face à cette crise de la matérialité suite à l’émergence du tout numérique, faut-il songer à embaumer les œuvres qui sont elles-mêmes censées nous embaumer ?
En un sens très jungien, les choses du monde constituent de toute part des moyens de projection, des motifs extérieurs sur lesquels nous projetons des processus intérieurs. C’est ce que Carl G. Jung avait notamment retrouvé avec force au cœur de l’alchimie. Ici, l’art de l’embaumement ou l’art de la représentation artistique sont des formes de rituels permettant d'articuler un certain processus, celui de la préservation de notre âme par-delà notre existence physique. À travers eux, nous pouvons dépasser, et même transcender cette angoisse de la mort en transposant notre propre préservation sur la préservation de l’image.
Ce qu’André Bazin pose comme étant initialement une fonction magique, celle de croire à la réelle persistance de l’être par son embaumement, a été dépassée au fil du temps, et rationnellement, sans pour autant renoncer à ce besoin « d’exorciser » le temps, notamment par la représentation au travers des œuvres d’art. La représentation artistique, acte sublimatoire par excellence, sert désormais au maintien du souvenir, à la constitution d’une mémoire, à la persistance spirituelle de ce qui a été (citons le concept de ça-a-été comme premier clin d'œil à Roland Barthes). Nous ne croyons plus à la persistance surnaturelle de notre être, mais nous misons sur la mémoire collective pour au moins nous sauver d’une « seconde mort spirituelle ».
À partir de ce qui s'apparentait à un rituel religieux, spirituel mais aussi magique, cette logique de préservation a pris une forme nouvelle, plus raisonnable dans la croyance, mais aussi plus idéaliste dans l’intention : une image capable de supporter toute forme d'idéal que nous souhaiterions projeter dans l’éternité — une apparence, une croyance, une représentation de nous-mêmes ou du réel. Dépassant le culte d’un autre monde, d’un au-delà surnaturel par lequel notre existence serait mise en jeu, quelque chose de plus terre à terre émerge. De ce changement de considération éclate l’enjeu de réalisme. Il nous faut pouvoir représenter un réel qui nous embaume avec la même force rituelle d’origine, une représentation du réel qui nous happe par la croyance. De sorte, nous pourrions y croire, nous y projeter et nous réaliser éternellement dans l’image. La force du rituel est à présent dans la quête d’un réalisme embaumant. Et dans un élan plus collectif, comme évoqué plus haut, les stars de cinéma ont finalement le même pouvoir figural que les momies : elles sont sacralisées (parfois sacrifiées dans les affres histrioniques de leur art) pour nous permettre de nous projeter réellement en elles et dans les récits. Nous l’avons d’ailleurs tous expérimenté, les images cinématographiques nous émeuvent, nous troublent, nous saisissent. Par son dispositif immense, par ses implications rituelles indéniables, le cinéma arrive à engager notre croyance, celle qui justement délivre à l’image photographico-cinématographique cette faculté transcendante tant espérée, celui de réussir à nous procurer un sentiment d’éternité face à son écran au point de juguler instantanément notre angoisse de la mort.
C’est à partir de ce constat, en repérant ce besoin psychologique qui se cache derrière le culte des images, qu’André Bazin justifie la quête de réalisme qui n’a cessé de croître dans les arts plastiques. Le rituel n’est plus ouvertement magique, ne relève plus d’un sacrifice direct des corps, mais il s’incarne dans une image incorporée en un support dont l’indice de réalisme participe à l’efficacité de la croyance que nous projetons.
Dans un élan soucieux, insistons, encore une fois, sur l'importance du corps...
Du support matériel comme corps.
« Nous ne sommes pas encore nés, nous ne sommes pas encore au monde, il n’y a pas encore de monde, les choses ne sont pas encore faites, la raison d’être n’est pas trouvée, la seule question est d’avoir un corps. »
— Antonin Artaud
Théoricien du théâtre, acteur et poète français.
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